CHRONIQUE «À L'HEURE ARABE»

Tunisie : à Chebba, le championnat de football ou la Méditerranée

Toutes les semaines, chronique de la vie quotidienne, sociale et culturelle des pays arabes.
par Ramsès Kefi
publié le 14 novembre 2020 à 18h26

La Tunisie et sa ville côtière de Chebba ont manqué de fabriquer une nouvelle catégorie de migrant : l'exilé footballistique, lequel raconte le désespoir sous sa forme la plus passionnelle et dramatique. Jeudi, des gens étaient réunis au port pour rejoindre l'Italie en signe de protestation : le club de football local, le Croissant sportif chebbien, était exclu du championnat en raison d'un conflit avec la Fédération tunisienne de football.

Des joueurs, des membres du staff et des quidams ont embarqué sur des bateaux de pêche devant la foule. Fin octobre et pour forcer la réintégration, un collectif local avait évoqué cette solution ultime, aux allures de bouton rouge, de tentative de suicide médiatisée et de chantage politique – la Tunisie est épinglée pour ses frontières trop poreuses par l’Europe.

Il avait pris les réservations comme pour une croisière. La garde nationale a bloqué les marins de fortune pas si loin du rivage. Vendredi, soit le lendemain, ils étaient de retour, rassurés par les propos du gouvernement.On touche à l'épopée.

Cette histoire ? Un marécage foncé. La Fédération estime que le club n’a pas réglé ses amendes à temps (entre autres), ce qui le met, conformément aux règlements, en dehors de toutes les compétitions officielles. Le club, lui, qu’il s’agit d’une vengeance sournoise.

Le président est un frondeur qui dénonce le manque de transparence du football local et de son grand patron, Wadi Jary, ambitieux jusqu'à la moelle. Le gouvernement tunisien s'en est donc mêlé en prenant parti (laisser Chebba en paix, sous peine de sortir les griffes), tandis que la Fifa pourrait sévir si elle estime le rapprochement entre pouvoir et sport illégal trop dérangeant.

Astérisque important : dans ce cas-ci, le football, laboratoire de magouilles, est encore plus politique qu’à l’accoutumée, de la première à la dernière lettre du récit.

Chebba ? Une marmite brûlante depuis un mois environ, entre grève générale et routes bloquées, officiellement pour une place en première division et plus largement, dans un terreau favorable à toutes les révoltes. Le pays, si riche en talents et si pauvre de les étouffer, est une cuisine sans fenêtres, encore plus suffocante depuis la prise de pouvoir sans compromis du Covid-19.

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Le tourisme est coulé, les frontières terrestres fermées compliquent la contrebande vitale, les hôpitaux sont paniqués et le chômage, pandémie bis, est déchaîné. Les plus sages avaient prévenu il y a bientôt dix ans. Une révolution de ce registre, pour aboutir pleinement, prend du temps. Et prendra son temps.

L’affaire du Croissant Sportif Chebbien rappelle à quel point l’exil a tout perdu de sa "sacralité" et de sa dimension aventurière, au sens le plus triste qui soit. L’île de Lampedusa et l’Europe sont très proches d'être déstituées de leur statut de terre promise. De plus en plus, elles servent simplement à délocaliser sa galère. Pour la faire respirer.

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